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Philippe Vacher

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Le décalage, une vertu discrète et musicale

Si l'on considère les œuvres actuelles de Philippe Vacher, on pourra mesurer la parenté, et aussi le chemin parcouru depuis le début des années 90… En effet, depuis plus de trente ans, nous constatons dans son travail une sorte d'interrogation permanente : qu'est-ce que l'espace dans lequel je circule, je pénètre, cet espace que j'utilise pour mes installations, mes sculptures… ? La question peut a priori paraître banale : chacun, tôt ou tard, a éprouvé la sensation d'une troisième dimension impalpable, fugace, mais réelle : la perspective d'une rue, la présence d'autrui ou de proches, une salle dans un bâtiment important, une attention particulière portée sur tel ou tel élément qui ponctue le paysage… Mais l'espace plastique, celui qu'utilise un artiste, est quelque peu différent : c'est un élément actif, qui crée ses propres résonances, sa propre vie, en réagissant aux reliefs, aux modulations, aux trouées des sculptures et des peintures, en engendrant des contrastes, des percées, des respirations, des échos, des développements que nous percevons (consciemment ou non) et qui orientent notre lecture et notre appréciation de l'œuvre.

C'est pourquoi les installations de Ph. Vacher, dès 1987, témoignent d'une grande sensibilité au caractère du lieu , aux jeux des matériaux, les siens et leurs rapports avec ceux d'une chapelle (Paris, 1987, Châteauroux, 1989), d'une gare désaffectée (Berlin, 1988), d’un château d’eau (Bourges 2011) où l'œuvre s'installe, respire et se donne à voir selon les déambulations du spectateur et les volumes proches : parallaxes, fausses perspectives, déformation et superpositions des lignes, des plans… qui déconstruisent, distordent et reconstruisent un espace rationnel différent.

Cet espace rationnel, ou plutôt structuré, est toujours présent, mais aussi toujours contesté. Le jeu de miroirs, de réfraction dans l'eau, en 1992, « Equilibres » (2007), et en 2011, engendrent des formes virtuelles, des « fantômes », qui évoluent selon notre propre point de vue : rigueur et perturbation, simplicité et décalage, ne pas se satisfaire d'un état donné, figé…

Ce décalage, ce plaisir de la non-coïncidence (par exemple entre les plans colorés et les volumes) s'affirmera comme une constante. Jamais la symétrie, l'équilibre ne sont absolus dans les divers travaux de Ph. Vacher. Évitant le danger du pur concept rigide (et peut-être celui-ci n'est-il pas très éloigné du dogme, de la Vérité qui stérilise tout questionnement, toute aventure ?), il a recours essentiellement à la peinture, au relief, à l'assemblage de formes au gré de ses intuitions: « Dialogue de figures sur plan et demi-cylindre » (2014), « Espace vectoriel dynamique » (2015), « Horizontale panoramique » (2017)... Mais ces œuvres, qui s'inscrivent toujours dans le domaine de la géométrie, sont ambiguës : les volumes courbes ou cylindriques sont peints, les peintures s'articulent selon des plans en biais qui sortent des strictes deux dimensions pour s'insérer dans l'espace du spectateur, et aussi pour jouer avec la surface du mur ou celle du sol comme nous le suggèrent les reliefs et installations présentés ici : « Tango » (2014), « Dialogue entre deux sections triangulaire et circulaire » (2016).

Mais cette perception particulière de l'espace s'accompagne de deux autres caractéristiques :
- Une palette restreinte, qui se limite en général au noir, au blanc, aux gris, aux couleurs primaires (bleu, jaune, rouge) avec deux ou trois variations de teintes. Nous retrouvons ici le grand dilemme qui a occupé l'art (à tort ou à raison, je ne sais) : couleur ou ligne ? Sans doute un faux problème, car Ph. Vacher manie parfaitement tant la couleur que la ligne, la limite entre les plans, l'arête d'un volume géométrique, qui manifestent une rupture discrète, un passage vers un autre espace, toujours avec une grande clarté. Et ceci dans un double sens : netteté des limites des plans ou des volumes d'une part, et luminosité des couleurs d'autre part, dont le jeu attire l'œil sans aucunement l'agresser. Il s'agit d'un monde épuré, un monde de signes, de volumes et de plans souvent courbes, détachés de toute signification concrète, qui renvoient à des idées de correspondances, d'échos, de fausse symétrie, de dynamisme serein.
- la deuxième caractéristique réside dans l'extrême sobriété des moyens, le raffinement des lignes, des volumes, qui jamais ne sombrent dans la surcharge, l'expression, le sentimental. On objectera que la géométrie est purement cérébrale, voire intellectualiste, et de fait elle s'accommode mal de la surcharge, de la redite. Cette tendance se base sur une intuition des proportions, sur des juxtapositions de cylindres dialoguant avec les peintes : « Division sinusoïdale du carré avec deux demi-cylindres » (2016) « Rythme en noir et rouge » (2017), « Demi-cylindres jeune et bleu sur polygone » (2018), des rapports de formes élémentaires (cercles, ellipses, carrés, cylindres, rectangles…) immédiatement reconnaissables, parfaitement tracées, qui définissent une réelle sensibilité et une certaine harmonie. Celle-ci, c'est notoire, ne se donne que dans la densité du silence.

Et parfois, Philippe Vacher s’autorise un petit écart qui ferait frémir Mondrian : il recourt à des couleurs secondaires, des verts, des violets, des ocres pour certaines « Tours », tandis que ses « Géométries paysagères » nous relient à une nature épurée, simplifiée à l’extrême, plutôt une « Idée » de nature, qui utilise des bleus, des verts, des beiges… en réalité des signes qui signifient l’idée d’une dune, d’un champ de colza, d’un iceberg… Allusion aux idées de Platon ? Celui-ci, on le sait avait basé son système cosmogonique sur les mathématiques et surtout sur la géométrie.

Le spectateur attentif remarquera qu'ici aucune œuvre n'est statique, monotone. Aucune uniformité dans les formes, dans le questionnement plastique, mais toujours la même interrogation latente : comment combiner sérénité et dynamisme, équilibre et mouvement, discrétion et vie de chaque couleur, statisme du fond (le mur, le sol) et animation de l'œuvre, plénitude et dissymétrie, quiétude et surprise, perfection technique et spontanéité ? La géométrie avec sa rigueur, son répertoire de formes précises, peut offrir des éléments de réponse, auxquels l'intuition de l'auteur mêlera son « grain de sel », ses propres impulsions, ses écarts assumés envers toute règle...

Car, dans toute œuvre (géométrique ou non), l'intérêt ne réside-t-il pas dans les libertés, ces écarts que l'artiste s'autorise envers ce qui est admis (le « bon goût »), ou plus précisément envers les règles spécifiques qu'il s'est lui-même fixées, selon sa « Nécessité Intérieure », chère à W. Kandinsky? Question sans solution définitive entre la coercition du trop précis, du méticuleux, et la tentation de vagabondage hasardeux et bavard... Comment exprimer ce qui gît, mal formulé par définition, dans les tréfonds de l'esprit et de la sensibilité de l'artiste ? Une définition trop claire, préconçue, entraînerait à l'évidence un schématisme dangereux (ce que n'a pas toujours su éviter l'école de Max Bill, entre autres). Et à l'inverse, une liberté mal comprise débouchera sur un certain laxisme, vite perceptible, sur le décoratif (faire joli, plaire, comme l'ont pratiqué certains artistes italiens de la seconde vague « Madi » à la toute fin du XXe siècle, courant européen énergique qui refusait l'angle droit trop statique, et auquel Ph. Vacher participe dès 1998) ou vers la redondance stérile. Chaque étape est transitoire, rien n'est définitif, ni entièrement satisfaisant, les essais se succèdent, les doutes aussi, souvent...

C'est pourquoi, en l'occurrence, nous nous devons de revenir, semble-t-il, à Mies van der Rohe (un des fondateurs du Bauhaus) : « Less is more » (« Le moins, c'est le plus »). Comment, dans le domaine de la géométrie qui se déploie ici, suggérer le maximum d'émotions (au sens le plus large possible : sensations, souvenirs, plaisir, impressions fugaces...), avec le minimum de moyens, évitant la grandiloquence et l'indigence, le tintamarre assourdissant et le silence glacé ? Et dans cette perspective, nous pouvons apprécier le degré de réussite de, par exemple : « Duetto » (2010), « Triangle » (2015), « Rythme sur fond jaune » (2017) et de bien d'autres encore, selon les goûts de chacun…

Le parcours de Philippe Vacher est loin d'être achevé, et nous réserve encore bien des surprises. Maniant la perfection du travail, la conception rigoureuse, la couleur, la lumière, l'équilibre des volumes, l'intuition des justes proportions et des formes dynamiques, et aussi un humour discret qui se trahit par des décalages subreptices du « normal », Philippe Vacher construit son propre univers mouvant, souriant, dans une peu commune sérénité musicale. « On ne regarde jamais deux fois la même œuvre » aurait pu dire Héraclite l'Obscur, qui enseignait à Éphèse au Ve siècle av. J.C. Telle est ici l'évidence de la géométrie.



Bernard Fauchille - Directeur honoraire des musées de Montbéliard
Mars 2018