Existe-t-il un pouvoir de fascination de la forme géométrique ?
Sans aucun doute. Comme forme parfaite, contrastant avec l'aspect chaotique du monde (même si les organisations naturelles empruntent beaucoup à la géométrie).
Je pense à ce film de Stanley Kubrick "2001 ou l'Odyssée de l'Espace": un parallélépipède rectangle symbolise dans ses apparitions successives stupéfiantes une énigme au sein du monde matériel. Hors de portée de notre entendement, il s'impose à nous comme une forme dont la pureté, la perfection est de nature divine ou extra- terrestre. A l'une de ses apparitions qui coÏncide avec une conjonction astrale, véritable ode géométrique, s'abolissent l'espace et le temps. Le mystère de l'univers prend toute sa dimension. Cette forme minimale aimante notre regard et donne au film son caractère magique.
Il n'est pas besoin de s'interroger longtemps sur le pouvoir de la forme géométrique dans l'histoire de la création humaine. Les exemples abondent depuis l'Antiquité avec l'érection des pyramides qui symbolisent la pensée abstraite, pure projection de l'homme dans son désir d'éternité. Elle est le premier élan mystique de la matière vers le ciel, l'ancien lien totémique qui unit le monde terrestre et céleste. La pyramide égyptienne est en premier lieu l'architecture d'un tombeau qui désigne l'infini.
Et l'on retrouve, jusque dans les projets d'architectes des temps modernes quelques exemples aussi majestueux et ambitieux: le cénotaphe de Newton, d' Etienne-Louis Boullée est une sphère géante conçue en hommage à la science, à la réflexion de l'homme devant les mécanismes mystérieux de l'ordre universel. Boullée fut attiré par la beauté plastique des formes simples et spacieuses. Cet architecte affirme un style pur, affranchi de tout ornement, et qui symbolise une pensée révolutionnaire.
Que dire également du projet de Vladimir Tatlin, une tour dédiée à la troisième internationale, au nouveau modèle de société communiste russe ?
Structure métallique oblique, spiralée, dynamique, elle renferme trois volumes géométriques transparents (cubique, pyramidal, cylindrique) tournant sur eux-mêmes à des fréquences temporelles différentes (une année, un mois, un jour) qui devaient avoir chacun leur fonction particulière (lieu de réunion des assemblées politiques, centre d'informations). Au début du XXème siècle, cette tour symbolise un acte de foi dans un monde athée résolument axé sur le progrès humain.
Je citerai également le Seagram building, l'immeuble new-yorkais de Mies Van der Rohe et Philip Johnson. Il traduit l'ambition incontestable d'une nouvelle société démocratique au milieu du XXème siècle. C'est une oeuvre sobre, d'une très grande qualité technique et esthétique (son caractère minimaliste nous renvoie à la forme pure du film de Kubrick). On retrouve les caractéristiques propres à l'architecture de Mies Van der Rohe, dernier directeur du Bauhaus: l'utilisation raffinée et maîtrisée de l'acier et du verre. La peau de verre, tissée de rythmes métalliques orthogonaux devient alors le paradigme de la nouvelle architecture internationale. Elle sera encore la parure de nombreux immeubles post modernes.
Aujourd'hui, nos architectures les plus hardies ne célèbrent plus notre foi dans la science ou la révolution. Les lois qui gouvernent notre univers ont même cessé, malgré l'évolution constante de nos connaissances, de nous apporter des certitudes. Quant à la foi dans un nouvel ordre social, après l'effondrement des utopies collectivistes, cette aspiration est devenue obsolète, anachronique. Les grandes architectures de la culture sont les nouvelles cathédrales de notre temps comme peut en témoigner le musée Guggenheim de Bilbao, un concentré de nos connaissances technologiques et un manifeste des nouvelles formes architecturales à la fin du deuxième millénaire.
Que dit la nouvelle architecture ?
Les architectes post modernes ont convoqué et conjugué les anciens styles. Ils déconstruisent les formes modernes en se jouant de la pesanteur, de l'opacité. Les skylines des grandes cités s'enrichissent de volumes géométriques insolites. Et ce n'est pas dans la course à la hauteur que l'on peut seulement mesurer la performance de la nouvelle architecture. C'est dans son caractère hybride et ludique: des volumes basculant dans le vide, soumis à des torsions, feuilletant ou dilatant l'espace. Toute création est libre de tisser ses propres rythmes et de conjuguer les infinies variations de ses volumes et de ses matières. Parfois l'architecture devient une simple trame qui dialogue avec son environnement et acquiert un caractère évènementiel. Parfois elle affiche son statut d' icône de la nouvelle modernité. C'est que toute création appartient à son époque et véhicule ses valeurs: notre architecture est la mise en abîme d'une société de spectacle, l'image d'une nouvelle pensée baroque où la structure, par sa complexité, se passe pour le moment d'une richesse ornementale redondante; on joue avec la rupture, la discontinuité, la déformation, l'anamorphose, les effets optiques. Les volumes peuvent se dissoudre dans leur propre transparence ou se conjuguer avec le mirage de leur propre reflet (les exemples abondent dans l'ouvrage "Architecture tomorrow" de Francis Rambert aux éditions du Terrail - Paris 2005). A bientôt peut-être une architecture plus discrète éphémère, nomade qui répondra davantage à l'empreinte plus mesurée de l'homme sur la nature.
Mais revenons à notre premier exemple cinématographique. On ne peut évoquer seulement une forme architecturale. La forme parallélépipédique est neutre comme une sculpture minimale. Et nous pouvons alors interroger le champ de la sculpture. L'histoire de la sculpture est différente: elle dépend de son sujet dont elle se détache en même temps que la peinture dans la première moitié du XXème siècle. Elle revendique alors des formes d'expression divergentes, l'une organique, l'autre géométrique comme l'illustrent les constructivistes russes. La relation entre sculpture et architecture se fait plus ténue, car la forme géométrique créée a les propriétés d'une structure.
Certes, elle n'a pas pour vocation d'être habitée, même si les installations réalisées par les sculpteurs acceptent le cheminement de spectateurs plus ou moins actifs. La sculpture devient un assemblage de matériaux concrets disposés dans un espace concret. C'est ainsi que la sculpture géométrique s'est approprié de nouveaux matériaux comme de nouveaux espaces et son questionnement s'est rapproché de celui des formes construites. En tant que telle, c'est à dire un agencement de volumes, elle ne renvoie qu'à elle même, comme une structure autonome avec ses caractéristiques plastiques et sa capacité à explorer les formes, les volumes, des plus élémentaires au plus complexes, à jouer avec leur infinie combinaison rythmique. On ne peut lui demander plus que de pérenniser un langage propre à la pensée humaine, un langage visuel d'une richesse inépuisable à caractère universel.